jeudi 20 mars 2008 | By: Mickaelus

La diversité sociale sous l'Ancien Régime pendant le règne de Louis XIV, par François Bluche

L'histoire républicaine a trop coutume de présenter l'Ancien Régime de manière peu satisfaisante car par trop caricaturale, selon un classement aussi peu rigoureux que possible qui répond au schéma suivant : une noblesse à la richesse insolente qui eût écrasé une bourgeoisie méprisée et une roture vivant dans l'ordure. Or François Bluche, excellent historien qui a beaucoup apporté à la juste (re)connaissance du Grand Siècle, balaie ces boniments d'une phrase : "Si l'on accorde trop d'importance à la frontière noblesse-roture, on s'expose à ne rien comprendre à la société du XVIIe siècle." Je vous laisse apprécier le juste tableau qu'il dresse de la diversité des conditions sous le règne de Louis XIV, à l'époque du service de l'État, tableau extrait du début de son livre sur La vie quotidienne au temps de Louis XIV :

« Le découpage de la société française en trois ordres (clergé, noblesse, tiers état) n’est qu’une survivance. Il ne retrouve vie que dans les pays d’états, surtout en Bretagne et en Languedoc où les représentants des trois ordres siègent solennellement et ont un pouvoir administratif. Et puis chacun sait alors qu’un criminel roturier est ignominieusement pendu, qu’un criminel gentilhomme est élégamment décapité. Mais le bourreau n’est pas juge d’armes et c’est au tribunal de séparer le noble du non noble, tâche parfois presque impossible. Il y a de vrais nobles qui, par accident, n’ont pas été maintenus lors de la grande recherche de noblesse (1666-1674, 1696-1715), des faux nobles qui au contraire l’ont été. Certaines charges anoblissantes vous lavent de roture (on les dit quelquefois, par ironie, savonnettes à vilains) en vingt ans d’exercice ; d’autres réclament deux générations, deux fois vingt ans. Tous les secrétaires d’Etat de Louis XIV sont d’origine noble, à la seule exception de Colbert et de M. de Croissy son frère ; tous sont pourtant tenus par l’usage d’exercer des offices anoblissants de secrétaire du Roi, à l’instar de M. Jourdain ou d’autres bourgeois parisiens en sommet d’ascension.

Si l’on accorde trop d’importance à la frontière noblesse-roture, on s’expose à ne rien comprendre à la société du XVIIe siècle. Car le plus humble membre du clergé ne domine nullement les grands nobles ; et le plus décavé des gentilshommes ne saurait l’emporter sur un riche et puissant financier encore bourgeois. D’autre part, la noblesse n’est pas une classe, comme le montre clairement le tarif de l’impôt nouveau de la capitation (1695), qui divise les contribuables français en 22 classes et 569 catégories particulières. Alors que la première classe compte déjà quelques roturiers huppés, les plus grands officiers comptables, les fermiers généraux, on voit des nobles ravalés presque derniers rangs de la société. En septième classe, les gentilshommes titulaires de fiefs de dignité – marquis, comtes, vicomtes, barons – voisinent avec les receveurs des tailles. Dans la dixième classe, les nobles seigneurs de paroisse se trouvent au même rang que les notaires parisiens. En quinzième classe, les gentilshommes possédant fiefs et châteaux sont moins bien traités que les marchands de vin privilégiés ou que les gardes-livres des chambres des comptes. Enfin, dans la classe dix-neuf, apparaissent à la fois les gentilshommes sans fief ni château, les messagers de bourgs clos ou les bedeaux des universités ! La noblesse est donc une réunion de gens, à l’origine, à la fortune, aux conditions d’existence extrêmement variées. Elle ne retrouve son unité que dans ses privilèges et dans un idéal de vie. « Être noble – appartenir au second ordre – c’est héréditairement être exempté de taille personnelle, pouvoir tenir fief sans payer de finance, porter des qualifications nobles (écuyer, chevalier, etc.), partager noblement (en pays de droit coutumier) et pouvoir accéder aux ordres de chevalerie. » C’est aussi tenir le courage, l’honneur et la fidélité pour des valeurs primordiales. Cela ne signifie ni que le noble soit obligatoirement descendant d’un chevalier du moyen âge, ni qu’il domine la société locale, ni qu’il se consacre absolument au métier des armes ; encore moi, bien sûr, qu’il soit apte à venir à la cour et à être présenté à Sa Majesté.

Dans ce tarif de la capitation qui établit au milieu du règne de Louis XIV la hiérarchie sociale du royaume, on trouve presque en chaque classe supérieure, avec un léger dégradé, la lancinante succession de trois groupes : cour (ou métier militaire), robe (et plume), finance (étatique, semi-étatisée ou indépendante). En première classe figurent les princes du sang, mais aussi les ministres et les fermiers généraux ; en deuxième classe les ducs et le premier président du Parlement et les trésoriers des revenus casuels ; en troisième classe, les chevaliers du Saint-Esprit, mais aussi les trésoriers à mortier et les trésoriers de l’ordinaire des guerres…

Cela signifie que, trente-quatre ans après la mort de Mazarin, Louis XIV a littéralement remodelé la société ; que la noblesse n’est plus un critère obligatoire du succès, que dans la noblesse le paramètre de la naissance n’est plus toujours prioritaire ; que le mérite rivalise désormais avec la qualité des familles ; enfin que le service public passe avant tout. L’épée, la robe ou la finance, sont trois états ou professions ; elles sont trois regroupements sociaux ; elles sont d’abord et surtout trois formes de service, « les trois colonnes de l’Etat ». »

François Bluche, La vie quotidienne au temps de Louis XIV, dans Le grand règne