dimanche 6 avril 2008 | By: Mickaelus

"Le lion amoureux", à mademoiselle de Sévigné, par Jean de La Fontaine

Avec cette fable, Jean de La Fontaine rend hommage à la fille de la célèbre madame de Sévigné, Françoise de Sévigné, née en 1646, dont la beauté ne laissera pas indifférente la cour quand elle y fera son entrée en 1662, interprétant des rôles comme ceux d'Amazone ou Omphale dans divers ballets. Elle devient en 1668 la comtesse de Grignan.



Jean le Vieux Petitot, Portrait présumé de la comtesse de Grignan


LE LION AMOUREUX

A MADEMOISELLE DE SEVIGNE

Sévigné, de qui les attraits
Servent aux Grâces de modèle,
Et qui naquîtes toute belle,
A votre indifférence près,
Pourriez-vous être favorable
Aux jeux innocents d'une fable,
Et voir, sans vous épouvanter,
Un Lion qu'Amour sut dompter ?
Amour est un étrange maître.
Heureux qui peut ne le connaître
Que par récit, lui ni ses coups !
Quand on en parle devant vous,
Si la vérité vous offense,
La fable au moins se peut souffrir :
Celle-ci prend bien l'assurance
De venir à vos pieds s'offrir,
Par zèle et par reconnaissance.

Du temps que les bêtes parlaient,
Les lions entre autres voulaient
Etre admis dans notre alliance.
Pourquoi non ? puisque leur engeance
Valait la nôtre en ce temps-là,
Ayant courage, intelligence,
Et belle hure outre cela.
Voici comment il en alla :
Un Lion de haut parentage,
En passant par un certain pré,
Rencontra bergère à son gré :
Il la demanda en mariage.
Le père aurait fort souhaité
Quelque gendre un peu moins terrible.
La donner lui semblait bien dur ;
La refuser n'était pas sûr ;
Même un refus eût fait, possible,
Qu'on eût vu quelque beau matin
Un mariage clandestin ;
Car outre qu'en toute manière
La belle était pour les gens fiers,
Fille se coiffe volontiers
D'amoureux à longue crinière.
Le père donc ouvertement
N'osant renvoyer notre amant,
Lui dit : "Ma fille est délicate ;
Vos griffes la pourront blesser
Quand vous voudrez la caresser.
Permettez donc qu'à chaque patte
On vous les rogne ; et pour les dents,
Qu'on vous les lime en même temps :
Vos baisers en seront moins rudes,
Et pour vous plus délicieux ;
Car ma fille y répondra mieux,
Etant sans ces inquiétudes."
Le Lion consent à cela,
Tant son âme était aveuglée !
Sans dents ni griffes le voilà,
Comme place démantelée.
On lâcha sur lui quelques chiens :
Il fit fort peu de résistance.

Amour, Amour, quand tu nous tiens
On peut bien dire : "Adieu prudence !"

Jean de La Fontaine : Fables

Jean François Soiron, inspiré par Jean le Vieux Petitot, Portrait de Madame de Grignan