lundi 26 octobre 2009 | By: Mickaelus

Considérations générales sur le divorce, par Louis de Bonald


Louis de Bonald et la famille


"La répudiation, tolérée chez les Juifs, était une loi dure, tout à l'avantage du mari contre la femme et qui faisait de l'un un despote, de l'autre une esclave. Elle ne peut donc pas convenir à des peuples chrétiens, dont la charité est la première loi, et chez qui le mariage, ramené à l'institution du commencement, fait de la femme, non un être égal à l'homme, mais un aide (ou ministre) semblable à lui.

Le divorce est une loi dure et fausse à la fois, puisqu'elle permet non seulement au mari la faculté de répudier sa femme mais qu'elle l'accorde à la femme contre son époux.

Le divorce est aujourd'hui plus que jamais une loi faible ou oppressive pour les deux sexes, parce qu'elle les livre à la dépravation de leurs penchants, précisément à l'époque où les passions, exaltées par le progrès des arts, ont le plus besoin d'être contenues par la sévérité des lois.

Le divorce n'est toléré, chez des peuples commerçants, que parce qu'ils se représentent la société domestique, et même la société politique, comme une association de commerce, un contrat social. Ce n'est qu'un jeu de mots, dont la plus légère attention suffit pour dissiper l'illusion.

La société domestique n'est point une association de commerce, où les associés entrent avec des mises égales, et d'où ils puissent se retirer avec des résultats égaux. C'est une société où l'homme met la protection de la force, la femme les besoins de la faiblesse ; l'un le pouvoir, l'autre le devoir ; société où l'homme se place avec la autorité, femme avec dignité ; d'où l'homme sort avec toute son autorité, mais d'où la femme ne peut sortir avec toute sa dignité car de tout ce qu'elle a porté dans la société elle ne peut, en cas de dissolution reprendre que son argent. Et n'est-il pas souverainement injuste que la femme, entrée dans la famille avec la jeunesse et la fécondité, puisse en sortir avec la stérilité et la vieillesse, et que, n'appartenant qu'à l'état domestique, elle soit mise hors de la famille à qui elle a donné l'existence à l'âge auquel la nature lui refuse la faculté d'en former une autre ?

Le mariage n'est donc pas un contrat ordinaire, puisqu'en le résiliant, les deux parties ne peuvent se remettre au même état où elles étaient avant de le former. Je dis plus : et si le contrat est volontaire lors de sa formation, il peut ne plus l'être, et ne l'est presque jamais lors de sa résiliation, puisque celle des deux parties qui a manifesté le désir de la dissoudre, ôte à l'autre toute liberté de s'y refuser, et n'a que trop de moyens de forcer son consentement.

Et admirez ici l'inconséquence où tombe le projet de code civil. Il ne s'agit pas, dit-il, de savoir si la faculté du divorce est bonne en soi, mais « s'il est convenable que les lois fassent intervenir le pouvoir coactif dans une chose qui est naturellement si libre, et où le cœur doit avoir tant de part. » Et ailleurs, « la société conjugale ne ressemble à aucune autre ; le consentement mutuel ne peut dissoudre le mariage (note : le code civil permet la dissolution du mariage par le consentement mutuel des époux), quoiqu'il puisse dissoudre toute autre société. » Ainsi la loi elle-même reconnaît si peu la liberté à cette chose naturellement si libre, et si peu de pouvoir aux parties de dissoudre, même de leur consentement, une union formée de leur consentement, que la preuve de leur accord mutuel à dissoudre leur union est une cause qui en empêche la dissolution, et que leur collusion sur ce point est un délit que la loi punit par une amende ; en sorte que, pour former l'association, il a été nécessaire de prouver le consentement mutuel des deux parties, et pour la rompre, il faut prouver que les deux parties n'y consentent pas ; comme si leur concert à vouloir se séparer n'était pas la plus forte preuve que la loi puisse désirer de l'absence de toute affection, et de la nécessité d'une séparation.

Le divorce, qui peut être favorable dans quelques cas à la perpétuité d'une famille, est contraire à la conservation de l'espèce humaine ; parce que des époux qui voudront divorcer n'auront point d'enfants, pour acquérir un motif de divorce, et que l'abandon où il laisse trop souvent les enfants, nuit à leur conservation, même quand un second mariage n'exposerait pas leur vie ; et comme une société se forme de ce qui subsiste, et non de ce qui naît, si la polygamie fait naître plus d'enfants, la monogamie en conserve davantage.

Mais si la nature ne veut pas que le lien du mariage soit jamais dissous, la société ne demande-t-elle pas qu'il puisse quelquefois se dissoudre ?

Une société qui est à son premier âge n'a d'autre passion que la guerre. C'est un enfant qui croît, et dont le goût dominant est l'exercice nécessaire à son développement physique. Alors la dissolubilité du lien conjugal est sans danger, parce que sa dissolution est sans exemple ; et quelquefois même, comme chez les Juifs, la dissolubilité est tolérée pour favoriser la multiplication d'un peuple naissant.

Mais l'âge de la puberté arrive pour la société comme pour l'homme, et les passions prennent un autre caractère. Dans le premier âge, l'homme faisait la guerre à l'homme ; dans le second, il fait la guerre à la femme ; et la volupté opprime un sexe, comme la guerre détruisait l'autre. Les progrès de la civilisation éveillent le goût du plaisir, et les arts se disputent le soin de l'embellir : tout devient art, et même la nature ; et les nécessités mêmes de l'humanité ne sont plus que des jouissances factices, que l'homme poursuit avec ardeur et souvent aux dépens de ses semblables. A cet âge de la société, permettre la dissolubilité du lien conjugal, c'est en commander la dissolution. Alors la loi ne peut autoriser le divorce sans introduire une polygamie illimitée pour les deux sexes. A une nation qui a des plaisirs publics, et jusqu'à des femmes publiques, il faut un frein public aussi et des lois publiques, toutes générales, toutes impératives, qui maintiennent l'ordre général entre tous, et non des lois privées, en quelque sorte, qui ne statuent que sur un ordre particulier de circonstances ; des lois de dispense, facultatives pour les passions et les faiblesses de quelques-uns.

Ainsi, du côté que l'homme penche, la loi le redresse ; et elle doit interdire aujourd'hui la dissolution à des hommes dissolus, comme elle interdit, il y a quelques siècles, la vengeance privée à des hommes féroces et vindicatifs : et c'est uniquement dans cette amélioration des lois, et non dans les progrès des arts, que consiste cette perfectibilité de l'espèce humaine, sur laquelle on ne discute que faute de s'entendre.

D'ailleurs, s'il y avait des motifs de divorce, ce seraient ceux qui viennent de la nature même, comme les infirmités corporelles qui sont hors du domaine des volontés humaines, et que l'homme n'a aucun moyen de faire cesser ; et c'est pour cette raison que la loi des Juifs en faisait des motifs de répudiation. Mais permettre aux époux de se quitter lorsque, livrés, par l'espoir même du divorce, à l'inconstance de leurs goûts et à la violence de leurs penchants, ils ont formé ailleurs des amours adultères ; dissoudre leur union, parce qu'ils ne veulent pas commander à leur humeur, ou parce que la loi ne veut pas veiller sur leur conduite ; leur permettre de rompre le lien, lorsqu'ils l'ont relâché par une absence volontaire : c'est affaiblir la volonté, c'est dépraver les actions, c'est dérégler l'homme (et il ne faut pas plus de lois pour dérégler que de plan pour détruire) ; c'est placer la famille et l'État dans une situation fausse et contre nature, puisqu'il faut que la famille oppose la force de ses mœurs à la faiblesse de la loi, au lieu de trouver dans la force de la loi un appui contre la faiblesse de ses mœurs. Mais là où la loi est faible, la règle des mœurs est faussée, et il n'y a plus de remède à leur corruption inévitable ; et là où la loi est forte, l'autorité publique a une règle fixe, immuable, sur laquelle elle peut toujours maintenir les mœurs ou les redresser.

Si la dissolution du lien conjugal est permise, même pour cause d'adultère, toutes les femmes qui voudront divorcer se rendront coupables d'adultère. Les femmes seront une marchandise en circulation, et l'accusation d'adultère sera la monnaie courante et le moyen convenu de tous les échanges : car c'est à ce point de corruption que l'homme est parvenu en Angleterre. Et dans les débats qui ont eu lieu il n'y a pas longtemps, au parlement, sur la nécessité de restreindre la faculté de divorcer, l'évêque de Rochester, répondant à lord Mulgrave, avança que sur dix demandes en divorce pour cause d'adultère, car on ne divorce pas en Angleterre pour d'autres motifs, il y en avait neuf où le séducteur était convenu d'avance, avec le mari, de lui donner des preuves de l'infidélité de sa femme (note : le même orateur avança que les hommes qui s'étaient montrés, en Angleterre, les plus indulgents pour le divorce, s'y étaient montrés les partisans les plus outrés de la démagogie française. Le code civil interdit à la femme divorcée pour cause d'adultère de se remarier avec son complice. Cette restriction compromet la vie du mari : rien de plus dangereux que de composer ainsi avec les passions, de les laisser aller jusqu'à un certain point pour les arrêter ensuite).

C'est ici le lieu d'observer que, dans une cause d'adultère entre des personnes du plus haut rang, plaidée récemment en Angleterre (note : M. Sturt, membre du parlement d'Angleterre, contre le marquis de Blanford, fils aîné du duc de Marlborough, pour adultère commis avec Anne Sturt, fille du comte de Schafftesbury. Dans le même temps, autre procès intenté par l'honorable M.Windham, ministre de S. M. B. à Florence, contre le comte Wycombe, fils aîné du marquis de Lansdown), lord Kenyon, l'oracle de la loi qui présidait au jugement, dans le résumé de l'affaire qu'il présenta aux juges, atténua les torts de la femme et même ceux de son séducteur, par la considération de torts du même genre de la part du mari ; et, par forme de compensation, réduisit la demande en dommages que celui-ci avait formée contre le séducteur à 100 livres sterling.

Rien ne prouve mieux qu'un pareil jugement à quel point les idées sociales de justice, et même d'honneur, sont perverties chez cette nation mercantile. En effet, il suppose entre le mari et la femme l'égalité naturelle de torts, et par conséquent de devoirs. Mais l'infidélité de la femme dissout le lien domestique, puisqu'elle met dans le famille des enfants étrangers ; au lieu que les désordres du mari, quelques graves qu'ils puissent être, sont sans conséquence pour la famille, et ne peuvent affliger que le cœur de l'épouse (note : « Nous voyons », dit l'abbé de Rastignac dans un canon de la seconde lettre de saint Basile à Amphiloque, « que dans les peines canoniques la coutume était moins sévère envers les hommes qu'envers les femmes, dans le cas même où les hommes et les femmes étaient coupables du même péché »).

Le jugement dont je parle prouve l'extrême avilissement des mœurs en Angleterre, où un mari, même dans les rangs les plus élevés et les conditions les plus opulentes, ne rougit pas de recevoir le prix de son déshonneur, et peut à l'avance spéculer sur l'infidélité de sa femme et composer avec la fortune de son séducteur (note : il en est à peu près de même chez plusieurs peuples sauvages, où le mari fait payer un cochon rôti à l'amant surpris avec sa femme, et le mange avec eux. Le principe est le même, la monnaie du payement n'y fait rien. On retrouve chez les Anglais, sous les dehors brillants de la politesse et des progrès dans les arts, beaucoup de caractères des peuples sauvages. Le vol, la passion pour les liqueurs fortes, le goût de la viande demi-crue et sans pain, l'imperfection des lois, etc., etc. « Un fils, à peine dans l'adolescence, » dit l'Essai sur la puissance paternelle, « a été appelé en témoignage contre son père ; sa déposition a complété la preuve d'un crime capital, et l'arrêt de mort de son père est presque sorti de sa bouche. Ce jugement a été prononcé aux dernières assises de Carrik-Fergus : l'accusé se nommait William Mowens »). C'est par le même principe qu'en cas d'intention de duel, la loi, en Angleterre, fait donner aux deux parties caution pécuniaire qu'elles n'en viendront pas au combat ; et l'on en a un exemple récent. On avait, en France, des idées plus justes, et surtout des mœurs plus relevées : le particulier prévenu d'intention de duel donnait caution d'honneur de sa déférence à la loi ; et un époux outragé, même dans les dernières classes du peuple, eût été noté d'infamie s'il avait poursuivi devant les tribunaux une réparation pécuniaire.

Le commerce est, dans la société, ce qu'est dans l'homme la nécessité naturelle de manger et de boire. L'homme ne peut faire, du manger et du boire, sa principale affaire, sans tomber dans le plus profond avilissement et dans un oubli total de ses devoirs. Un peuple qui met le commerce au rang des institutions sociales, qui y voit un devoir et non un besoin, qui lui donne par tous les moyens possibles une extension illimitée, au lieu de le renfermer dans les bornes de l'indispensable nécessaire, peut éblouir par l'éclat de ses entreprises et la grandeur de ses succès ; mais son embonpoint physique cache des âmes avilies et des mœurs abjectes : c'est un peuple tout matériel, et il sera tôt ou tard asservi par un peuple moral. En France, la fureur du commerce était contenue par des institutions qui en interdisaient la pratique à certaines classes de la société (note : de là vient que certaines personnes en France ne pouvaient, sans déshonneur, signer des engagements qui pussent les soumettre à la contrainte par corps, parce que leur personne, déjà engagée au service de la société, ne pouvait être aliénée au particulier), et maintenaient l'esprit de détachement des richesses et la disposition à tout quitter pour remplir ses devoirs. Là était la force de la France ; et si la révolution en avait anéanti le principe, les Français seraient assez punis et leurs ennemis assez vengés.

De même qu'en Angleterre, l'adultère est le seul moyen de divorce : l'incompatibilité d'humeur, décrétée comme cause de divorce par la loi existante, et redemandée par le tribunal de cassation, serait, en France, le moyen banal de ceux qui n'en auraient pas d'autre ; et déjà l'on voit cette incompatibilité alléguée par tous les époux qui veulent se séparer, et alléguée par ceux mêmes à qui le public n'a à reprocher que l'excessive compatibilité de leurs goûts et une infâme complaisance pour leurs mutuels désordres.

Il faut observer que les rédacteurs du projet de code civil qui s'élèvent avec raison contre le motif d'incompatibilité d'humeur, suffisant aujourd'hui pour opérer la dissolution du lien conjugal, la permettent lorsque la conduite habituelle de l'un des époux envers l'autre rend à celui-ci la vie insupportable ; motif qui ressemble fort à celui de l'incompatibilité, et que des époux peuvent toujours alléguer, parce que personne ne peut les contredire.

Et remarquez ici l'inconvenance, pour ne rien dire de plus, de la loi, qui permet de former de nouveaux nœuds à la femme convaincue d'avoir violé par l'adultère ses premiers engagements, et qui récompense ainsi l'oubli des devoirs et l'infraction des lois : car, dans un Etat bien réglé, le mariage, permis à tous les hommes, devrait être interdit aux époux divorcés, par la même raison que la carrière de l'administration publique, accessible à tous les citoyens, est fermée sans retour à ceux qui ont été négligents ou prévaricateurs dans l'exercice de leurs fonctions.

Ainsi, dans les premiers temps, l'interdiction du mariage était au nombre des peines canoniques que l'Église infligeait à l'assassin et à l'incestueux ; et, cette peine pourrait encore être employée avec succès par une administration vigilante. Quand même on considérerait le célibat comme une peine, l'époux qui aurait éloigné de lui une femme coupable, empêché d'en épouser une autre, ne serait pas toujours injustement puni, parce que les torts de la femme sont trop souvent ceux du mari, et accusent presque toujours son choix d'intérêt ou de légèreté, son humeur de tyrannie, sa conduite de faiblesse ou de mauvais exemple.

Le projet de code civil retire, il est vrai, d'une main ce qu'il donne de l'autre : en même temps qu'il permet la faculté du divorce, il en gêne l'exercice. Mais c'est ici surtout que la loi paraît défectueuse, et le remède insuffisant et dérisoire.

Le législateur déclare le mariage dissoluble : là finit, son action. C'est aux personnes domestiques à se faire l'une à l'autre l'application de la loi. Seules elles peuvent être juges des délits domestiques, parce que seules elles peuvent en avoir la connaissance, et que la conviction intime qui naît pour chacune d'elles, même de ses soupçons et de ses craintes, équivaut, pour un délit domestique, à la conviction que le magistrat chargé de poursuivre les délits publics doit chercher dans des témoignages extérieurs.

En effet, des cinq causes que le projet de code civil assigne au divorce, deux seulement, la diffamation publique et l'abandonnement d'une partie par l'autre, peuvent être l'objet d'une preuve publique, parce que ces délits sortent l'un et l'autre de l'enceinte domestique ; et cela est si vrai, que la diffamation devant des domestiques seulement, ou l'abandon qui aurait lieu entre deux époux qui resteraient dans la même enceinte, séparés et sans communication entre eux, ce qui est possible et même fréquent, ne seraient pas admis comme motifs d'une demande en divorce, les deux parties habitassent-elles aux deux extrémités d'un parc de plusieurs lieues d'étendue, si elles étaient dans la même clôture, parce que, dans ce cas, la diffamation ni l'abandon, quoique réels, ne seraient pas publics. Mais pour les trois autres causes, les plus communes et les plus graves de toutes : 1° la conduite habituelle qui rend la vie commune insupportable ; 2° l'attentat à la vie d'un époux par l'autre ; 3° l'adultère : « où est, » demande avec raison, dans son avis, le tribunal de cassation, qui, conséquent à ses principes, veut que si la loi permet le divorce, la volonté d'une partie suffise pour l'obtenir ; « où est le fait qu'un mari, qu'une femme, puissent poser ? où est celui qu'ils puissent prouver ? où est celui qu'on puisse juger ? » Une femme aura prouvé victorieusement son innocence devant les tribunaux, qu'elle sera sans retour condamnée par son époux, et souvent par le public. Les juges n'auront pas acquis la preuve de l'humeur fâcheuse d'un époux, tandis que sa femme aura la conviction qu'elle est insupportable ; ils ne verront quelquefois que douceur et soumission, là où il y aura dessein et tentative d'homicide ; le sacré caractère de la vertu brillera pour eux sur le front d'un profane adultère. Et certes il n'y a pas de tyrannie moins raisonnable à la fois et plus risible, que celle d'un magistrat qui, s'interposant entre le mari et la femme, mécontents l'un de l'autre, vient interroger leurs dispositions mutuelles, pour juger froidement du degré de leur éloignement réciproque, conseille à la haine d'aimer et à la fureur de s'adoucir, prescrit des délais à l'impatience et des lenteurs à la passion, nie à la jalousie ses soupçons (note : Molière a mis deux fois ce sujet en scène dans Georges Dandin et dans le Tartufe, où Mme Pernelle s'obstine à nier ce qu'Orgon assure si plaisamment avoir vu) et au cœur même sa blessure, et semble dire à des époux qui s'accusent réciproquement d'assassinat et d'adultère : « Attendez, vous n'êtes pas encore assez divisés pour que je vous sépare. »

On a voulu gêner la faculté du divorce par les formes longues et dispendieuses qui en accompagnent la demande et en retardent la décision. Mais a-t-on bien refléchi aux inconvénients d'une loi facultative, qui, à cause des difficultés de son exécution, ne sera facultative que pour les passions, et les faiblesses des gens riches, c'est-à-dire, de ceux qui ont en général les passions moins violentes et les humeurs plus compatibles, parce que l'éducation et les bienséances leur ont appris à les contraindre ? La faculté du divorce sera-t-elle comme ces spectacles, où le riche entre à grands frais, et se place commodément, et où le pauvre, qui veut voir aussi, assiège les fenêtres et les toits ; et n'est-il pas évident que là où les uns divorceront à force d'argent, les autres divorceront à force de crimes ?

J'ai fréquemment comparé, dans le cours de cet ouvrage, le divorce tel qu'il est pratiqué chez les Chrétiens à la polygamie pratiquée en Orient, parce qu'effectivement le divorce est une véritable polygamie. Les auteurs protestants eux-mêmes ne le considèrent pas autrement ; et Théodore de Bèze commence ainsi son traité De la polygamie et du divorce, imprimé à Deventer :

« J'appelle polygamie la pluralité des mariages ; il y en a de deux espèces : ou un homme épouse à la fois plusieurs femmes, ou le mariage précédent dissous, il épouse une autre femme. »

Dans les premiers temps de la Réforme, les tribunaux considérèrent le divorce comme une tolérance tacite de la polygamie. On trouve dans un recueil d'arrêts le fait suivant, cité en abrégé dans le Journal de jurisprudence de le Brun : « T. Gautier et Jacquette Pourceau, mari et femme, après une séparation de fait, se marièrent chacun de leur côté. Le gouverneur de la Rochelle les condamna à être exposés pendant deux heures devant le palais, attaché chacun à un collier, l'homme avec deux quenouilles, la femme avec deux chapeaux. Il leur fut enjoint de retourner ensemble, et défendu d'habiter, ni de se remarier avec d'autres sous peine de la vie. Cette sentence fut confirmée par arrêt donné à la chambre de l'édit, le 23 novembre 1606. » Et ce jugement, ajoute l'arrêtiste, fut ainsi modéré, attendu que les accusés étaient de la religion prétendue réformée. Le journal de le Brun rapporte ainsi ce fait, ou un autre semblable : « Au rapport d'un ancien arrêtiste, » dit-il, « N. et sa femme, convaincus de bigamie, au parlement de Paris, furent condamnés seulement à l'exposition, attendu qu'ils étaient calvinistes, et que leur loi permet le divorce ; » ce qui veut dire que la bigamie ou la polygamie, que nos lois punissaient d'une peine capitale, parurent aux tribunaux plus dignes d'excuse chez des hommes à qui leur religion permettait la dissolution du lien conjugal. Ainsi la police ne tolérerait pas que des Orientaux, établis en France, y pratiquassent publiquement la polygamie ; mais les lois ne les puniraient pas pour en avoir fait usage, et n'y verraient qu'une conséquence de leurs mœurs et de leurs lois.

Mais si la polygamie des Orientaux est aussi funeste à la famille que le divorce, le divorce est en général plus dangereux pour l'État. En effet, la polygamie laisse les enfants auprès de ceux qui leur ont donné le jour, le divorce les sépare forcément de l'un ou de l'autre. La polygamie, renfermée dans le secret de la famille, se pratique sans trouble et sans scandale ; le divorce fait retentir les tribunaux de ses plaintes, et amuse l'oisiveté des cercles de ses révélations indiscrètes. Les Turcs achètent la fille de leur voisin ; nous, avec le divorce, nous enlevons la femme de notre ami. En Orient les femmes sont réservées : «Rien n'égale, » dit Montesquieu, « la modestie des femmes turques et persanes. » Partout où la faculté du divorce permet à une femme de voir dans tout homme un mari possible, les femmes sont sans pudeur, ou du moins sans délicatesse, parce que la pluralité des hommes qui est la suite du divorce, est plus contraire à la nature et aux mœurs publiques, que la pluralité des femmes que permet aux hommes la polygamie d'Orient. « Si on laisse, » dit Mme Necker, « aux femmes mariées la liberté de faire un nouveau choix, bientôt leurs regards erreront sur tous les hommes, et bientôt le seul privilège du parjure les distinguera des actrices, qui ont le droit des préférences et le goût des changements. »

Que sont auprès de ces raisons naturelles en faveur de l'indissolubilité du lien conjugal, tous les motifs humains qu'on peut alléguer pour justifier la faculté de le dissoudre ? Qu'importe, après tout, que quelques individus souffrent dans le cours de cette vie passagère, pourvu que la raison, la nature, la société, ne soient pas en souffrance ? Et si l'homme porte quelquefois avec regret une chaîne qu'il ne peut rompre, ne souffre-t-il pas à tous les moments de sa vie, de ses passions qu'il ne peut dompter, de son inconstance qu'il ne peut fixer, et la vie entière de l'homme de bien est-elle autre chose qu'un combat continuel contre ses penchants ? C'est à l'homme à assortir dans le mariage les humeurs et les caractères, et à prévenir les désordres dans la famille, par l'égalité de son humeur et la sagesse de sa conduite. Mais, lorsqu'il s'est décidé dans un choix contre toutes les lois de la raison, et uniquement par des motifs de caprice ou d'intérêt, lorsqu'il a fondé le bonheur de sa vie sur ce qui ne fait que le plaisir de quelques instants, lorsqu'il a empoisonné lui-même les douceurs d'une union raisonnable, par une conduite faible ou injuste ; malheureux par sa faute, a-t-il le droit de demander à la société compte de ses erreurs ou de ses torts ? Faut-il dissoudre la famille, pour ménager de nouveaux plaisirs à ses passions, ou de nouvelles chances à son inconstance, et corrompre tout un peuple, parce que quelques-uns sont corrompus ?

Combien plus sage est la religion chrétienne ! Elle interdit aux hommes l'amour des richesses et des plaisirs, cause féconde de mariages mal assortis ; elle ordonne aux enfants de suivre les conseils de leurs parents, dans cette action la plus importante de leur vie. Une fois l'union formée, elle commande le support au plus fort, la douceur au plus faible, la vertu à tous. Elle s'interpose sans cesse pour prévenir les mécontentements, ou terminer les discussions. Mais si, malgré ses exhortations, les défauts et les vices changent le lien de toute la vie en un malheur de tous les jours, elle le relâche, mais sans le rompre. Elle sépare les corps, mais sans dissoudre la société ; et laissant aux humeurs aigries le temps de s'adoucir, elle ménage aux cœurs l'espoir et la facilité de se réunir : et cette religion, qui défend tout aux passions, et pardonne tout à la fragilité ; cette religion, qui ordonne à l'homme coupable d'espérer en la bonté de son Créateur, ne veut pas que la femme imprudente ou légère désespère de la tendresse de son époux. La philosophie élève le divorce entre des époux comme un mur impénétrable ; la religion place entre eux la séparation comme un voile officieux. La philosophie, qui rejette de la société humaine comme de la religion tous les moyens de grâce (note : les philosophes qui gouvernaient ou inspiraient la révolution en France, en donnant au peuple le droit de condamner, avaient ôté au roi celui de faire grâce) et de rémission, flétrit sans retour une femme plus faible que coupable, par le sceau ineffaçable du divorce qu'elle imprime sur son front ; et lui ôtant la dignité d'épouse qu'une seconde union ne saurait lui rendre, et avec laquelle, comme dit Tacite, on transige une fois et pour la vie, cum spe votoque uxoris semel transigitur, elle la livre sans défense à toute l'inconstance de ses penchants : mais la doctrine de celui qui a pardonné à la femme adultère, plus indulgente pour la faiblesse humaine, conserve à la partie infidèle le nom de son époux, au moment où, par la séparation, les hommes lui ôtent les droits d'une femme, et veille encore sur l'honneur de celle qui n'a pas eu soin de son bonheur.

C'est à la loi civile à faire le reste ; et les séparations, devenues si communes depuis quelque temps, seraient bien moins fréquentes, si la loi imposait aux époux séparés des conditions qui en fissent une peine pour tous, et non une complaisance pour aucun d'eux.

Et, par exemple, toute femme séparée de son époux, même pour violences et mauvais traitements, devrait, à l'avenir, se retirer dans le sein de la société religieuse, seule société à laquelle elle appartienne encore. Cet asile, ouvert au repentir, à la faiblesse, au malheur, lui offrirait, dans une union plus intime avec la Divinité, les seules consolations que doive chercher et que puisse goûter une femme vertueuse délaissée par un mari injuste ; on ferait disparaître de la société le scandale d'un être qui est hors de sa place naturelle, d'une épouse qui n'est plus sous la dépendance de son époux, et d'une mère qui n'exerce plus d'autorité sur ses enfants, et dont la conduite, trop souvent équivoque, comme l'existence, porte dans la famille des autres le trouble qu'elle a mis dans la sienne. Il serait également nécessaire et extrêmement utile pour les mœurs publiques, que tout homme séparé de sa femme fût obligé de renoncer, et prohibé d'aspirer à toute fonction publique, parce qu'il est indispensable pour la famille que le chef y exerce l'autorité par lui-même, lorsqu'il n'a plus de ministre pour l'exercer à sa place ; et surtout parce qu'il est important d'apprendre aux hommes que les fonctions publiques ne les dispensent pas des vertus domestiques. Cette loi, très naturelle, serait plus efficace contre l'abus des séparations que la faculté du divorce.

Peut-être aussi la loi devrait considérer des époux séparés comme des parents morts, et alors elle nommerait à leurs enfants un tuteur, s'ils avaient des propriétés, ou, s'ils n'en avaient pas, elle confierait leur éducation à l'administration qui, les recueillant dans les établissements publics, les arracherait au malheur de se voir partagés entre les parents désunis, pour être élevés dans la haine d'un père ou le mépris d'une mère, héritiers de leurs ressentiments mutuels,
et condamnés à les perpétuer dans des haines fraternelles.

Il faut répondre à quelques objections. On oppose l'exemple de la Pologne, où la religion catholique permet le divorce, et celui des pays protestants qui le pratiquent, dit-on, sans inconvénient ; on va même jusqu'à prétendre que les mœurs y sont meilleures que dans les pays où le divorce est défendu.

1° On nie, à perte de cause, que la dissolution du lien conjugal, formé avec toutes les conditions requises pour sa validité, soit permise en Pologne ; et pour ne pas interrompre la suite de ces réflexions par des citations trop longues, on renvoie à la fin de l'ouvrage les pièces justificatives qui établissent formellement la fausseté d'une opinion que les hommes instruits ne peuvent plus se permettre de soutenir.

Il en résulte que le mariage est indissoluble en Pologne comme dans les autres États catholiques ; mais que les motifs de nullité y sont plus fréquents ou plus légèrement prononcé ; et c'est, à mon avis, une dernière preuve, mais concluante et décisive, du principe si souvent répété dans cet ouvrage, de l'homogénéité des deux sociétés, domestique et publique, religieuse et physique, et de l'analogie de leurs constitutions respectives dans toute nation. En effet, comme la Pologne est le seul Etat monarchique de l'Europe qui n'ait pas pu parvenir à sa constitution naturelle, la famille même catholique y est moins fortement constituée que dans les autres Etats de la même religion, et le christianisme lui-même y est en souffrance par un mélange de Grecs, de Juifs, de sociniens, d'anabaptistes, ou même de sectes occultes qu'on soupçonne avoir pris naissance dans ce malheureux pays, et y avoir encore leur foyer. Nation infortunée, qui, retombée depuis quelques siècles dans l'état d'enfance, a péri en voulant revenir à la virilité !

2° Les mœurs dit-on, sont meilleures dans les pays protestants que dans les États catholiques. Cette assertion, mille fois répétée par les nombreux ennemis du christianisme, demande quelque développement ; et c'est ici qu'if faut distinguer la faiblesse de l'homme de la faiblesse des lois.

La licence dans les mœurs de l'homme naquit, il est vrai, en Italie, des progrès des arts, suite nécessaire des progrès du commerce, favorisé par des princes qu'il avait enrichis et élevés ; mais la licence dans les règles mêmes des mœurs, ou dans les lois, commença au Nord, avec les opinions de Luther, appuyées par des princes avides de nouveautés et de richesses. Les désordres en Italie étaient personnels et cherchaient l'ombre du mystère ; en Allemagne, ils furent publics ou autorisés ; et tandis que l'Italien ourdissait une intrigue pour séduire la femme de son voisin, l'Allemand la lui enlevait en vertu d'une sentence du juge, et l'épousait par-devant notaire ; et c'est ce que les Allemands appelèrent la bienheureuse réforme, comme nous disions, en 90, notre superbe constitution. Bientôt, s'il faut en croire les plus zélés disciples de Luther, la dissolution des mœurs, suite infaillible de pareilles lois, fut au comble en Allemagne, et comparable à la licence du mahométisme ; et nous avons déjà vu que Luther lui-même permit la polygamie au landgrave de Hesse, mais en grand secret, et même sous le sceau de la confession, sub sigillo confessionis (note : la consultation extrêmement curieuse du landgrave de Hesse, et la décision non moins curieuse de Luther et de sept autres fameux docteurs de son parti, fut publiée en 1679, en forme authentique, par le prince palatin, avec l'instrument du second mariage. On les trouve dans l'Histoire des variations).

Le christianisme fut donc attaqué aux deux extrémités de la chrétienté à la fois, dans les mœurs de l'homme et les lois de la société, lorsque la chrétienté elle-même était attaquée dans son territoire par les armes alors si redoutables de l'empire ottoman. Ces deux causes de désordre, la licence dans les arts et la faiblesse dans les lois, ont, depuis ce temps, marché parallèlement dans la société, jusqu'au moment où la philosophie moderne, qui se compose à fois des opinions les plus faibles sur les lois, et du goût le plus décidé pour les arts, a combiné en France, comme dans un foyer placé au centre de l'Europe, ces deux principes de désordre domestique et public : épouvantable combinaison, dont l'explosion violente a réagi à la fois contre le Nord et contre le Midi ; semblable à ces détonations terribles, subitement produites par le mélange de deux liqueurs.

Les arts du Midi avaient pénétré au Nord, quoique avec lenteur, à la suite des richesses que le commerce produit ; mais des causes politiques et religieuses avaient empêché dans le Midi la propagation publique des principes de la Réforme. Il y avait donc dans l'Europe protestante un principe de licence de plus que dans l'Europe catholique ; et comment la raison pourrait-elle admettre que des causes en plus grand nombre produisissent moins d'effet, surtout si l'on considère que la religion catholique, avec son culte sensible et ses pratiques gênantes, impose à nos passions un frein plus présent et plus sévère, en même temps qu'elle nous offre dans les règles austères de quelques institutions, toujours plus fortes que les hommes, des modèles de détachement de tous les plaisirs ?

Je ne crains donc pas d'affirmer qu'il y avait depuis longtemps plus de désordres du genre de ceux dont il est question ici, chez les peuples protestants que dans les États catholiques : je dis les peuples ; car là où, comme en France, il n'y a que des individus mêlés à une population nombreuse de Catholiques, on ne distingue pas de différence dans les habitudes. Je citerai, à l'appui de mon assertion, le major Weiss, sénateur de Berne, connu par son attachement à la révolution française, dont il a voulu, trop tard, empêcher les progrès dans sa patrie, et qui montre dans ses écrits une extrême prévention, pour les nations protestantes : « Les deux nations les plus mâles (note : c'est un compliment que M. le major Weiss adresse à deux nations, dont l'une enrichissait la Suisse de ses guinées, et dont l'autre accordait sa protection au canton de Berne. Les nations les plus mâles sont les nations les plus fortes et les meilleures, et ce n'est, en Europe, ni l'anglaise ni la prussienne) de l'Europe, » dit-il dans ses Principes philosophiques, « l'anglaise et la prussienne, sont celles où les faiblesses de l'amour sont traitées avec le plus d'indulgence. » Chez les Anglais, le théâtre est d'une indécence révoltante, et M. Hugh Blair, célèbre professeur de belles lettres d'Edimbourg, remarque que les Français, particulièrement, en sont choqués. Berlin est la ville de l'Europe la plus corrompue. Depuis longtemps, à Genève, la licence des principes l'avait emporté sur le rigorisme des formes, et il y avait plus de désordres que dans toute ville de France du même rang. Les mœurs, en France, étaient bonnes dans les campagnes, et décentes au moins dans les grandes villes. Il y a des départements où, même aujourd'hui, le divorce est inouï, et où le peuple n'en verrait le premier exemple qu'avec horreur. Enfin, là où l'identité de climat, de productions, d'aliments, les mêmes institutions politiques, les mêmes habitudes domestiques, une ignorance égale des arts agréables, permettent d'établir entre les peuples des deux communions un parallèle parfaitement exact, je veux dire en Suisse, l'avantage reste tout entier aux Catholiques, et les mœurs étaient aussi pures à Fribourg qu'elles étaient dissolues à Berne. Je m'appuie encore ici de l'autorité de l'écrivain bernois. « Je ne connais pas, » dit-il, « de pays en Europe où le gros du peuple soit moins continent que dans le canton de Berne ; » et il en cite des exemples fort étranges, qui rappellent les usages des Lapons envers leurs hôtes, ou ceux des insulaires de la mer du Sud.

D'ailleurs, il faut observer que, même à égalité de désordres, la faiblesse des moeurs est plus apparente, là où elle contraste davantage avec la sévérité des lois. L'ivresse, qui n'est pas même remarquée en Angleterre, est un phénomène en Espagne ; et dans tous les pays où le divorce est permis, c'est un bon ménage que celui où les époux ne forment pas ailleurs de nouveaux liens.

« C'est en vain, » dit Mme Necker, « qu'on voudrait faire valoir, en faveur du divorce, la bonne intelligence des époux dans les pays protestants, et la pureté des mœurs domestiques dans les premiers siècles de Rome. Cet argument me paraît nul ; car il prouve seulement que la permission du divorce n'a aucune influence dangereuse dans les lieux où l'on n'en profite jamais. » En un mot, attribuer les bonnes mœurs d'un peuple à la faculté du divorce, dont il n'use pas, c'est faire honneur de la bonne santé des habitants d'une contrée, à un médecin du voisinage qui n'y serait jamais appelé.

Au fond, la bonté ou la corruption des mœurs conjugales est moins dans les actions qui en résultent, que dans le sentiment dont elles émanent. Un peuple, livré à l'amour du gain, comme le sont en général les peuples presbytériens, est moins accessible à tout autre sentiment. Là, si l'homme est bon, il l'est sans vertu, parce qu'il l'est sans effort ; et il n'y a pas de grands désordres dans les affections humaines, parce qu'il y a peu d'affection entre les hommes. Magis extra vitia quam cum virtutibus.

Mais comment, après tout, ose-t-on alléguer, en faveur du divorce, la pratique des nations protestantes, lorsqu'on les voit elles-mêmes, fatiguées de la licence qu'il a introduite, chercher dans les mœurs un remède contre la loi ; des protestants eux-mêmes (note : Mme Necker, et D. Hume, 18e Essai) écrire contre le divorce ; et le parlement d'Angleterre, persuadé qu'il n'est plus aujourd'hui qu'un moyen d'adultère, occupé à se préserver des effets désastreux d'une loi dont il fut le premier auteur ?

Et qu'on ne s'y trompe pas ; si l'on remarquait encore, il y a trente ou quarante ans, quelque rigidité de mœurs, ou plutôt quelque rigorisme, chez les peuples qui obéissent à la réformation, il faut l'attribuer uniquement à cette jalousie de secte, qui, en présence d'une religion plus sévère, retenait les peuples sur la pente rapide de la corruption où les place l'imperfection de leurs dogmes. La religion catholique gouvernait dans ce sens la religion presbytérienne, comme les monarchies d'Europe en gouvernaient les démocraties. Et l'on ne peut pas douter que les mœurs dans toute la chrétienté ne devinssent pires qu'elles ne l'ont été sous le paganisme, ou même en France, au temps où l'on plaçait le vice sur les autels et la vertu sur l'échafaud, s'il n'y avait d'autre digue à leur débordement que la sentence de la philosophie, ou les phylactères des théophilanthropes (note : ces phylactères étaient des sentences morales que les Pharisiens étalaient sur leur poitrine et sur leur front, et que nos théophilanthropes affichent sur les murs des lieux où ils s'assemblent).

Otez le catholicisme de l'univers, et le divorce y deviendra pire que la polygamie d'Orient, cet état imparfait de société domestique, et contre la nature de la société publique, qui produit l'esclavage, l'exposition des enfants, l'oppression de toutes les faiblesses de l'humanité, et qui n'est séparé de la promiscuité des brutes, que par la réclusion d'un sexe et la mutilation d'un autre.

Je ne crains pas de le dire ; si le divorce est décrété en même temps que l'exercice de la religion catholique est établi, le peuple croira, ou que l'on veut au fond détruire la religion, ou que la religion permet le divorce ; et l'une ou l'autre de ces opinions peut produire de grands désordres. On ne le répétera jamais assez : le divorce ne fut, en 1792, qu'une conséquence ; on pouvait tout décréter alors ; le temps et les hommes prémunissaient assez contre la séduction. Aujourd'hui le divorce sera regardé comme un principe, et la différence est incalculable.

Je finirai par une réflexion importante. Les mariages, qui sont faits pour unir les familles d'une même contrée, deviendraient par leur dissolution, chez un peuple sensible et délicat, juste appréciateur du bienfait et de l'offense, une source féconde de haines héréditaires, qui ramèneraient la société à l'âge des guerres privées et de la vindicte domestique ; et il n'y a pas de petite ville en province qu'un seul divorce ne pût mettre dans la plus grande confusion. Le Journal de Paris éleva, il y a quelques mois, cette question : Si l'opposition dans le corps législatif peut être aussi véhémente en France qu'elle l'est en Angleterre. Il allégua, pour établir la négative, des raisons qui toutes conviennent bien mieux à la question que nous examinons ici , et soutint, avec fondement, que chez un peuple comme le Français, qui se nourrit de pain et de vin, un outrage personnel ne reste pas impuni, et, à bien plus forte raison, un outrage domestique ; car la vindicte domestique, différente de la vengeance personnelle, n'était, chez les Francs, et n'est partout, que le supplément à la vindicte publique, et une marque certaine de l'insuffisance et de la faiblesse des lois politiques.

L'autorité publique ne doit jamais perdre de vue que la religion même, en même temps qu'elle ordonne à l'homme de pardonner, enjoint au pouvoir de punir ; « car, » dit-elle, « ce n'est pas en vain qu'il porte le glaive : » Non enim sine causa gladium portat. De là vient qu'autrefois, là où les tribunaux ne pouvaient pas juger, ni par conséquent punir, l'autorité publique permettait la vindicte à l'homme dans !e combat judiciaire ; et qu'encore aujourd'hui la vengeance personnelle est plus commune dans les pays où, comme en Italie, la vindicte publique est exercée avec moins de force. Notre procédure par jury, en matière criminelle, est un reste de l'ancien jugement domestique qui précède le jugement public et l'administration régulière de la justice ; nouvelle preuve du rare discernement de nos philosophes, qui, en tout, ramènent la nation de l'Europe la plus avancée aux habitudes imparfaites de son premier âge.

Il faut donc revenir à une législation plus forte, et interdire aux passions tout espoir de se satisfaire légalement.

Il faut se pénétrer de cette vérité, que les lois faibles ne conviennent qu'aux peuples naissants, et qu'elles doivent être plus sévères à mesure que !a société est plus avancée et l'homme plus relâché. Ainsi l'homme fait a des devoirs à remplir bien plus étendus et bien autrement obligatoires que ceux auxquels l'enfant est soumis.

Il est temps que le pouvoir public reconnaisse qu'il a empiété sur le pouvoir domestique, et qu'il ne peut rétablir les bonnes mœurs qu'en lui rendant ses justes droits, puisque les bonnes mœurs ne sont que l'observation des lois domestiques. Les choix seront plus prudents, lorsque les suites seront plus sérieuses ; le pouvoir sera plus doux lorsqu'il ne sera plus disputé et que la femme n'aura ni la propriété de sa personne, ni la disposition de ses biens. La paix et la vertu s'asseyeront aux foyers domestiques, lorsque la loi de l'État maintiendra entre le père, la mère et les enfants, les rapports naturels qui constituent la famille, et qu'il n'y aura dans la société domestique, comme dans la société publique, ni confusion de personnes, ni déplacement de pouvoir."


Louis de Bonald, Du divorce considéré au XIXe siècle relativement à l'état domestique et à l'état public de la société (1801), dans Œuvres complètes de M. de Bonald, tome II