lundi 28 mars 2016 | By: Mickaelus

Mahomet le faux prophète, par Jacques de Voragine (XIIIème siècle)

« C'est sous le pontificat de Boniface IV, après la mort de Phocas et sous le règne d'Héraclius, vers l'an du Seigneur 610, que le mage et faux prophète Mahomet commença à induire en erreur les Ismaélites ou descendants d'Agar, c'est-à-dire les Sarrazins. Et voici, d'après une histoire de cet imposteur, comment il s'y prit. Un clerc fameux, dépité de ne pouvoir obtenir de la curie romaine un honneur qu'il désirait obtenir, se réfugia outre-mer, où il fit de nombreuses dupes. Rencontrant Mahomet, il lui déclara qu'il le mettrait à la tête de son peuple. Et, d'abord, il accoutuma une colombe à venir manger des grains qu'il introduisait dans l'oreille du jeune Sarrazin : de telle sorte que la colombe, dès qu'elle apercevait Mahomet, accourait sur son épaule et mettait son bec dans son oreille. Alors le clerc susdit, ayant convoqué le peuple, lui dit que celui-là devrait être son chef que lui désignerait l'Esprit-Saint, descendant sur lui sous la forme d'une colombe. Puis il lâcha la colombe, qui vint se placer sur l'épaule de Mahomet et lui becqueta dans l'oreille. Le peuple crut que c'était le Saint-Esprit qui descendait sur lui, pour lui dicter à l'oreille la parole de Dieu. Ainsi Mahomet trompa les Sarrazins, qui, le prenant pour chef, envahirent le royaume de la Perse et tout l'empire d'Orient jusqu'à Alexandrie.

Voilà ce que raconte une chronique populaire ; mais plus vraisemblable est une autre version, que nous allons rapporter maintenant. D'après celle-ci Mahomet, inventant lui-même des lois, feignait de les recevoir de l'Esprit-Saint, sous la forme d'une colombe. Dans ces lois, il introduisit bon nombre de choses empruntées à l'Ancien Testament et au Nouveau Testament. Car, dans sa première jeunesse, il avait été marchand, avait parcouru avec ses chameaux l’Égypte et la Palestine, et s'était souvent entretenu avec des Juifs et des chrétiens. De là vient que les Sarrazins, de même que les Juifs, pratiquent la circoncision, et s'abstiennent de la viande du porc : Mahomet leur ayant fait croire que le porc avait été créé, après le déluge, de la fiente du chameau. Avec les chrétiens, les Sarrazins croient en un seul Dieu tout-puissant, créateur de toutes choses. Mêlant ainsi le vrai au faux, Mahomet affirme que Moïse a été un grand prophète, et le Christ un prophète plus grand encore, né d'une vierge et par la seule vertu de Dieu. Il dit aussi, dans son Alcoran, que le Christ, dans son enfance, a créé des oiseaux avec le limon de la terre. Mais il dit ensuite que ce n'est point le Christ lui-même qui a subi la passion et est ressuscité : d'après lui c'est un autre homme qui aurait subi la passion, à la place du Christ.

Une femme noble nommée Cadicha, qui était à la tête d'une province appelée Corocanie, voyant cet homme admis dans la familiarité des Juifs et des Sarrazins, crut que la majesté divine était en lui. Et, comme elle était veuve, elle le prit pour mari, ce qui le rendit maître de toute la province. Et lui, par ses artifices, il fit croire non seulement à cette femme, mais aux Juifs et aux Sarrazins, qu'il était le Messie promis par la Loi. Mais, dans la suite, Mahomet eut de fréquents accès d'épilepsie. Et comme Cadicha s'en affligeait, car cette maladie était considérée comme un signe d'impureté, il imagina de lui dire que ces accès étaient causés par l'émotion qu'il ressentait des fréquentes visites de l'archange Gabriel.

Ailleurs encore on lit que le maître de Mahomet fut un moine appelé Serge, qui fut chassé par ses frères pour avoir partagé l'hérésie des Nestoriens, ou, suivant d'autres, celle des Jacobites : secte qui prêche la circoncision, et prétend que le Christ a été non un Dieu, mais un homme juste et saint, conçu du Saint-Esprit, et né d'une vierge, toutes choses que croient également les Mahométans. Ce serait donc ce Serge qui aurait instruit Mahomet dans l'Ancien et le Nouveau Testament. Car jusque-là le jeune homme, avec toute la race des Arabes, adorait Vénus ; et aujourd'hui encore, le jour sacré, pour les Sarrazins, est le vendredi, de même que pour les Juifs le samedi ou sabbat, et pour les chrétiens le dimanche, ou jour du Seigneur.

Enrichi de la fortune de sa femme Cadicha, Mahomet prit une telle ambition qu'il rêva de devenir maître de l'Arabie entière. Mais comme il voyait qu'il ne pourrait pas dominer les Arabes par la violence, il résolut de se faire passer pour prophète, de manière à les subjuguer par une apparente sainteté. Tenant dans un lieu secret le susdit Serge, il lui demandait conseil sur toutes choses, et disait ensuite au peuple que c'était l'archange Gabriel qui le conseillait. Ainsi tout le peuple se laissa séduire et l'accepta pour chef. On dit aussi que Serge, qui avait été moine, voulut que les Sarrazins revêtissent l'habit monacal, ou du moins la cagoule sans le capuchon, et que, à l'imitation des moines, ils fissent, à heure fixe, de nombreuses génuflexions et prières, mais en se tournant vers le midi, pour se distinguer des Juifs, qui se tournaient vers l'occident, et des chrétiens, qui se tournaient vers l'orient. Et, en effet, ce sont des pratiques que les Sarrazins observent encore aujourd'hui. Nombreuses sont les lois que Mahomet, à l'instigation de Serge, prit dans la loi mosaïque. C'est ainsi que les Sarrazins font de fréquentes ablutions ; avant de prier, ils doivent se purifier en se lavant les mains, les bras, le visage, la bouche et tous les membres de leur corps. Dans leurs prières, ils adorent Dieu, qui n'a point d'égal, et Mahomet, son prophète. Ils jeûnent pendant un mois entier de l'année ; et, pendant ce jeûne, ils ne peuvent manger que la nuit. Aussi longtemps qu'il fait assez clair pour qu'on distingue le blanc du noir, ils ne peuvent ni manger, ni boire, ni se souiller en s'unissant à la femme. Ce n'est que depuis le coucher du soleil jusqu'à l'aube du jour suivant qu'ils peuvent manger, boire et se servir de leurs femmes légitimes. Une fois par an, ils doivent se rendre en pèlerinage à la Mecque, où se trouve une maison appelée la Maison de Dieu, qu'ils disent avoir été construite par Adam, et où ils croient qu'ont prié tous les prophètes, depuis Abraham et Ismaël jusqu'à Mahomet. Ils doivent faire le tour de cette maison, vêtus de robes sans couture, et jeter des pierres à l'intérieur, pour lapider le diable. Toutes les viandes leur sont permises, sauf le porc, le sang et les animaux qui ne sont point tués de la main des hommes. Chacun d'eux a le droit d'avoir à la fois quatre femmes, et de répudier ses femmes trois fois. Ils peuvent, en outre, avoir, en aussi grande quantité qu'ils veulent, des captives et concubines, qu'ils ont le droit de revendre à volonté, à moins qu'elles n'aient enfanté de leurs œuvres. Ils ont également le droit de prendre des femmes dans leur propre famille, pour fortifier leur race. L'homme surpris avec une femme adultère est lapidé avec elle ; l'homme surpris en fornication avec une femme ne lui appartenant pas est frappé de quatre-vingts coups de verge. Seul Mahomet prétendit que, par la voix de l'ange Gabriel, Dieu lui avait permis d'approcher les femmes des autres, afin d'engendrer des sages et des prophètes. Un jour, cependant, un de ses esclaves, qui avait une femme très belle, l'ayant trouvée avec Mahomet, la répudia. Et Mahomet la prit chez lui avec ses autres femmes ; mais, craignant les murmures du peuple, il raconta qu'une charte lui avait été donnée du ciel, d'après laquelle la femme répudiée par son mari appartenait à celui qui l'avait recueillie : loi que les Sarrazins observent encore aujourd'hui. Quand l'un d'entre eux est accusé en justice, il n'a qu'à affirmer, sous serment, son innocence pour être acquitté. Les voleurs sont d'abord battus de verges ; à la seconde récidive on leur coupe une main ; à la troisième, un pied. Enfin, l'usage du vin est absolument interdit. A ceux qui obéissent à tous les commandements de sa loi, Mahomet promet le paradis, c'est-à-dire un jardin de délices tout arrosé de cours d'eau, où ils auront des demeures éternelles, un ciel toujours pur et doux, des mets excellents, des vêtements de soie, et où ils pourront s'accoupler en mille façons voluptueuses avec des vierges d'une beauté surnaturelle. Des anges s'y promèneront à toute heure, leur offrant du lait et du vin dans des vases d'or et d'argent. Ses élus y verront aussi trois fleuves, l'un de lait, l'autre de miel et l'autre de vin. Et ils y verront des anges si grands qu'ils auront besoin d'une journée entière pour mesurer l'espace compris entre leurs deux yeux. Ceux qui ne croient pas en Mahomet seront au contraire condamnés à un enfer sans fin. Mais de quelques péchés qu'un homme soit chargé, si, dans l'instant de sa mort, il croit à Mahomet, celui-ci obtiendra de Dieu son salut à l'heure du jugement.

Les Sarrazins croient encore bien d'autres choses au sujet de leur faux prophète : par exemple que Dieu, en créant le ciel et la terre, avait devant les yeux le nom de Mahomet, et que, si Mahomet n'avait pas dû naître, Dieu n'aurait créé ni le ciel ni la terre. On raconte aussi que Mahomet a pris la lune dans son sein, l'a partagée en deux, puis reformée entière. On raconte que, des ennemis voulant lui faire avaler du poison dans de la viande d'agneau, l'agneau lui aurait dit : « Garde-toi de me manger, car j'ai en moi du poison ! » Ce qui n'empêcha pas Mahomet de mourir empoisonné. »


Jacques de Voragine, La légende dorée (XIIIe s.) - p. 779-784 (éd. du Seuil)

1 commentaires:

Hans Georg Lundahl a dit…

"Une femme noble nommée Cadicha, qui était à la tête d'une province appelée Corocanie, voyant cet homme admis dans la familiarité des Juifs et des Sarrazins, crut que la majesté divine était en lui. Et, comme elle était veuve, elle le prit pour mari, ce qui le rendit maître de toute la province."

Ça semble avoir été un malentendu, car selon les biographies des Mahometans eux-mêmes, il était mari de Cadicha avant de recevoir (et donc, avant de prétendre de recevoir aussi, si c'était une prétence) une quelle-conque espèce de révélation.

Ce serait même elle qui l'aurait encouragé de faire croyance à cet appel d'être "prophète" quand il avait des doutes et de la malaise.

Et "qui était à la tête d'une province appelée Corocanie" semble être un malentendu par parallèle d'avec le féodalisme.